La vie de Famille des Ben Salha
Son père se planta un soir devant l'entrée de la chambre et d'un air sévère l'interpella "As-tu fait tes devoirs?"
Oui, père, bien sur ! Et tes frères ? Oui, ils viennent de terminer.
Ridha était allongé dans la pénombre et lisait. Une petite lumière à travers les persiennes lui permettait difficilement de feuilleter les pages du sport ; du tennis en particulier. Ses frères dormaient ou faisaient semblant ; son père avait confiance en lui, bien qu'il ne fût que le troisième d'une famille de six garçons et une fille.
Un lourd silence planait dans ce lieu exigu de la maison ; il faut dire que le chef de famille avait le caractère bien trempé ; les enfants savaient qu'à cette heure, le calme devait régner.
Il était hors de question de se quereller ou de se chamailler devant le père.
Le jour, avec leur mère tout était permis, les jeux, les rires, les disputes. La pauvre ne savait comment faire régner l'ordre quand son homme était occupé au travail. Elle se lassait vite, affaiblie par ses nombreuses grossesses, épuisée aussi par les dures tâches ménagères.
Le père de Ridha, facteur de métier, trimait dur ; il fallait ranger les lettres arrivées la veille, les classer, mettre de côté, les colis parfois lourds, qui venaient surtout de France. Dés que le jour débutait, il commençait les incessants va et vient pour distribuer le courrier. Il était connu pour son sérieux dans le travail. Mais une fois la journée terminée, il était exténué.
Ce n'était pas la joie mais pas la misère non plus. Subvenir aux besoins essentiels de sa nombreuse famille, était son souci primordial.
Ses ami (es) français lui soufflaient de temps à autre, que l'avenir de ses enfants devait se faire ailleurs.
C'est pourquoi il les inscrivit dès leur plus jeune âge à la Mission Française où ils apprendraient mieux le Français que dans
les autres établissements.
Le père était content que ses mômes soient sur une voie qu'il imaginait royale...
Il était lui-même fils d'un ancien militaire, qui durant la 2éme guerre mondiale, avait servi la France contre les Nazis.
De ce fait, il avait obtenu le privilège d'occuper un logement à côté des Français, ce qui permit à la famille Ben Salha
de côtoyer la vie occidentale, sans pour autant perdre leur origine ; chaque chose à sa place.
Il faut dire que les Français qui colonisaient le pays à ce moment de l'histoire de la Tunisie, colonisation baroque, renommée protectorat, ne voulaient, sous aucun prétexte, " lâcher" Bizerte : cette belle ville dont on sait que le Cap Blanc est la pointe septentrionale du continent Africain. Elle avait une position stratégique qui pouvait jouer un rôle primordial économiquement, militairement et sans doute plus encore.
Une bataille arbitraire se déclencha entre les paras Français et les Tunisiens.
Pour reconquérir Bizerte, Bourguiba ordonna une guerre où les forces en place étaient déséquilibrées; trois jours de bombardement et de guerre de rues où l'on enregistra des milliers de morts selon le croissant rouge Tunisien; des centaines selon les autorités Françaises.
De nombreux Bizertins en voulurent à Bourguiba, insatisfaits de la manière dont il avait géré cette crise.
Ils tentèrent en décembre 1962 de renverser le régime qui était encore frêle et vulnérable.
En 1963, Ridha et sa famille déménagent. Cette fois ils vont vivre dans le centre ville, en face du Club de tennis !
Ridha a 13 ans ; Est-ce ce chiffre porte bonheur qui le pousse à rêver une vie faite de chance et de réussite ?
Il regarde du balcon de sa rue d'Espagne, les silhouettes blanches et bronzées des joueurs du club de tennis de Bizerte; il aperçoit un jeune garçon qui frappe dans les balles avec une belle régularité, sur le mur d'entraînement. Il entend les balles qui vont et viennent, les "ha" des joueurs au service.....
Il s'endort le soir bercé par les rires des joueurs. Des effluves de jasmin montent vers lui et il rêve. Au réveil, son désir est de pénétrer ce lieu interdit aux tunisiens et aux non membres, seuls les Français sont admis avec quelques notables de la ville.
Il aimerait tant, forcer l'entrée, saisir une raquette et frapper, frapper jusqu'à l'épuisement, courir après les balles, bouger dans tous les sens. Il est plein de désir, d'envie, de colère aussi. Pourquoi pas lui ?
Chaque jour, il voit ce garçon, passer sous sa fenêtre, sa raquette à la main ; Ridha fait en sorte, quelque fois, de se trouver sur son passage. Il est timide et n'ose pas l'aborder.
Quand un jour, il entend : "tu veux entrer avec moi ? Oh!! Bien sur que oui !! . Il passe la grille d'entrée, dans l'arène, sans savoir encore que son avenir se joue à cet instant. Un bonheur émerveillé, l'envahit. Son camarade lui prête une raquette et lui dit de s'entraîner au mur. Ridha s'exerce d'abord lentement. Il prend vite de l'assurance ; il court, frappe, virevolte, attrape à la volée, à droite, à gauche, coups droits, revers. Lorsqu'il s'arrête, comme si c'était un rêve, des adultes se sont groupés autour de lui et lui demandent qui il est ? et si cela fait longtemps qu'il fait du tennis.
Quand ils apprennent que c'est la première fois qu'il tient une raquette entre ses mains, ils l'invitent à revenir quand il veut.
"Tu es doué, tu sais". Très doué même.
Ridha le sait au fond de lui ; il décide d'y croire. Il exulte, son ambition gonfle dans sa poitrine; il est déterminé; ses rêves vont devenir réalité.
Cinq ans après, il devient champion de Tunisie junior ! Il excelle aussi en athlétisme ; en demi-fond tout particulièrement.
Cette même année il est sacré champion de Tunisie universitaire au 800m et l'année d'après 2éme au 1500m.
Son entraîneur monsieur Ridha Baktache, qui est connu de tous à Bizerte a des ambitions pour lui ; il veut en faire un
grand champion.
Les rêves de Ridha se concrétisent peu à peu. Il a confiance en lui et sait qu'il ne va pas s'arrêter en si bon chemin.
Mais c'est le Tennis qui va l'emporter.
Monsieur Mohamed Tounsi, aujourd'hui décédé, était le responsable de l'école de tennis au club. Il est aimé, apprécié et reconnu.
Il prend en charge Ridha et devient son moniteur.
L'appétit vient en mangeant et Ridha a faim de victoires. Son désir de se surpasser n'a pas de limites : il joue et s'entraîne avec des joueurs plus forts que lui.
Une année, la chance lui sourit, il a pu faire quelques balles avec de très grands joueurs tel que : Pierre Darmon qui :
(le hasard fait bien les choses) deviendra son premier patron à Roland Garros, l'italien Nicolas Pietrangeli classé parmi
les meilleurs du monde et un champion Canadien bien connu à l'époque ! Ces joueurs étaient invités par la Fédération Tunisiennes de Tennis pour des matchs d'exhibition.
Ridha connaît parfaitement le règlement du tennis. On commence à lui faire confiance au tennis club. On lui confie les tâches
de juge de ligne, de ramasseur de balles à l'occasion de tournois avec les ténors de l'époque. Au fond de lui il sait que
ces expériences sont fondatrices de ce qu'il veut devenir. Les petits ruisseaux font les grandes rivières.
Son père, son grand père lui ont donné des armes pour prendre son envol. Il a acquis la langue française, s'est enrichi de sa culture. La France lui apparaît comme un mirage étincelant.
Laisser Bizerte ? Sa ville natale, tant enviée depuis les Carthaginois et les Romains, son Banzart (nom arabe dérivé d'une déformation phonétique de son nom antique). Ce n'était pas une mince affaire.
Quitter son premier amour Bizerte et ses plages, ses somptueuses montagnes qui surplombent la mer, son vieux port tant aimé, son école Jean Giono, la vieille ville de ses ancêtres, si belle, l'odeur des jasmins, les bougainvilliers, la douceur des nuits d'été sur
la corniche ! C'est un déchirement mais il s'est juré de revenir un jour.
Il sera alors l'homme que voulait son père, un homme qui aura trouvé sa place dans la société ; celui qui a su développer ce qu'il est en lui : ses capacités et ses convictions très enrichissantes.